5 juillet 1930 : "Berlin est une ville jeune, malheureuse et encore à venir. Elle a une tradition de caractère fragmentaire. Son développement, qui a connu de fréquentes interruptions et des changements de direction et d'orientation plus fréquents encore, est à la fois entravé et favorisé par des erreurs inconscientes et des tendances consciemment mauvaises - en quelque sorte favorisé au moyen d'entraves. Ce sont la malignité, l'inconscience et l'égoïsme de ses dirigeants, organisateurs et protecteurs qui, après avoir conçu les plans, y portent la confusion et les exécutent. Les résultats - cette ville a de si nombreuses physionomies, et qui changent si vite, que l'on ne peut parler d'un seul résultat - consistent en un fâcheux conglomérat de places, de rues, de casernes cubiques, d'églises et de palais. Une confusion bien ordonnée ; un arbitraire exactement planifié ; une absence de buts sous une apparence de finalité. Jamais encore autant d'ordre n'a été appliqué au désordre, autant de prodigalité à la parcimonie, autant de réflexion à la déraison, de système à l'absurdité. S'il peut y avoir de l'arbitraire dans le destin, c'est bien par une décision arbitraire du destin de l'Allemagne que cette ville en est devenue la capitale. Comme si nous voulions démontrer à la face du monde combien nos difficultés sont plus grandes que celles des autres ! Comme si notre histoire pleine de confusion et de déchirures avait manqué d'un dernier détail confus et déchiré ! Comme si nous avions été tentés de placer en tête de la funeste absence de plan de notre existence nationale un symbole de pierre édifié sans aucun plan ! Comme si l'on avait encore eu besoin de prouver que nous sommes le peuple le plus patient de la terre - ou bien, pour le dire de manière cruelle et en termes médicaux, un peuple masochiste. Comment, dans l'histoire de Berlin, absolutisme et corruption, tyrannie et spéculation, pratique de la bastonnade et usure foncière, cruauté et soif du profit, mascarade d'une rigoureuse correction et maquignonnage scabreux s'épaulent pour creuser les fondations et tracer les rues, comment la capitale de l'Empire allemand se constitue donc à partir de l'ignorance, du manque de goût, du malheur, de la méchanceté et de hasards rarement favorables. "
1 mai 1930 : Dans une grande ville comme Berlin, des sociétés anonymes sont en mesure de satisfaire simultanément les besoins en plaisirs de plusieurs couches sociales, d'entretenir la « mondanité » à l'ouest, d'organiser dans une autre partie de la cité les réjouissances d'une « moyenne bourgeoisie » et de pourvoir en « établissements de troisième ordre », dans la troisième, cette couche supérieure du prolétariat qui voudrait se faire elle aussi une idée du « grand monde ». Et de même que, dans un grand magasin, vêtements et denrées alimentaires sont soigneusement apprêtés et échelonnés en prix et en « qualité » pour chaque couche sociale, voire pour les couches intermédiaires avec leurs multiples nuances, de même les sociétés anonymes de l'industrie des plaisirs livrent-elles à chaque classe l'amusement qui lui convient et qu'elle supporte, la sorte d'alcool dont elle se trouvera bien et qu'elle peut payer, du Champagne et des cocktails au cognac, au kirsch, à la liqueur sucrée et à la bière de Patzenhof. En une seule nuit, où ma tristesse était si grande qu'elle me forçait à prendre part à la peine de ces hommes affamés de plaisirs issus de toutes les couches sociales de la métropole, je suis allé lentement des bars de la partie occidentale de la ville à ceux de la Friedrichstrasse, et de là dans les bars des quartiers nord pour aboutir dans les cafés peuplés par ce qu'on appelle le lumpenproletariat. Les schnaps devenaient de plus en plus forts, la bière plus claire et plus légère, les vins plus acides, la musique plus fausse et les filles plus grosses et plus vieilles. Oui, j'avais l'impression qu'il existait quelque part une puissance unique et impitoyable - évidemment une société anonyme - qui exhortait, avec une inflexible rigueur, le peuple tout entier à s'amuser la nuit, le corrigeait par la joie, en exploitant avec un soin extrême le matériel de cette joie, jusqu'au dernier reste utilisable.